Si je vous raconte
cette histoire aujourd’hui, si je m’efforce de rassembler tous mes souvenirs pour
tenter de les retranscrire le plus fidèlement possible, c’est pour me prouver
que tout cela a bien existé, que cette histoire, justement, n’en est pas une.
Je me souviens du
dos de Victoire, qui se tenait debout, droite, ses cheveux blancs lâchés comme
je ne les avais jamais vus auparavant. Ils devaient être lisses à l’origine,
mais son éternel chignon avait laissé son empreinte ondulée sur la chevelure
devenue clairsemée et blanche au fil des ans. Elle se tenait debout, droite, raide,
devant la table mortuaire. Les jambes nues de Laura qui gisaient ainsi me
rappelaient notre première rencontre.
Les jambes nues de
Laura se balançaient alors sur le rebord du balcon où elle se tenait assise. La
blancheur lumineuse de sa chair avait attiré mon attention. La saison était
bien entamée, et les résidents ne sortaient plus qu’en manches longues, ou en
polos pour les plus téméraires. Au bord du lac, les canotiers avaient succédé
aux baigneurs, les petits voiliers et les barques louées avaient remplacé les
parasols des vacanciers. L’eau était devenue fraîche, il m’était apparu étrange
qu’on puisse encore porter un maillot de bain.
La jeune femme était assise le regard vers
l’horizon, le visage en partie dissimulé sous un immense chapeau blanc, de ceux
qui ont un si large rebord qu’ils ressemblent à des ombrelles. Sur le balcon,
une vieille femme en noir, assise dans un fauteuil, une revue dans les mains,
contemplait sa compagne. Son austérité me fit penser à celle d’une douairière espagnole.
Une bourrasque venue du lac avait secoué le
paysage et s’était propagée jusque dans les arbres, faisant bruisser la forêt
bordant la résidence. Au passage, elle se heurta aux bâtiments blancs, fit
claquer des persiennes et s’envoler le grand chapeau blanc. La jeune femme,
dont les longs cheveux blonds avaient été à peine ébouriffés, suivit des yeux
le lent tourbillon de son chapeau qui planait gracieusement comme une raie
blanche avant de venir se poser non loin de moi sur la promenade. Puis, son
regard délaissant cet objet à présent inerte, se reporta vers l’horizon, comme s’il ne l’avait jamais
quitté. Je ramassai le chapeau, et comptant les étages, je sonnai à l’appartement.
C’est elle qui m’ouvrit, un léger sourire sur les lèvres, elle reprit sans un
mot son chapeau et retourna se poster sur le balcon, laissant la porte ouverte
comme une invitation à entrer. Je pouvais voir le dos de la douairière, elle ne
s’était même pas retournée. C’est ainsi que je me suis installée.
Je
compris vite que les paroles étaient superflues une fois entrée dans l’étrange
univers formé par ces deux femmes. Mes bavardages et mes questions bégayantes,
qui exprimaient la gêne courtoise d’entrer ainsi chez des inconnues finirent
par retomber d’eux-mêmes. Quelques mots et quelques sourires aimables, presque
indifférents, répondaient invariablement à mes interrogations polies. J’avais
parlé du soleil et du vent frais, de la résidence, de la raison de ma venue,
j’avais tenté quelques plaisanteries usées, elles avaient hoché la tête, haussé
les épaules, puis Victoire s’était replongée dans sa lecture, Laura avait
enfilé un peignoir et des pantoufles marqués aux insignes de la résidence. Le
soir, alors que mon éducation me conseillait de prendre congé, Laura mit la
table, pour trois. Après un repas silencieux, Victoire installa sur le canapé
un couchage de fortune, une couverture et un oreiller. Le lendemain, elles m’aidaient
tout naturellement à déménager les affaires de ma chambre à l’appartement.
Laura avait feuilleté mes livres, en avait pris quelques uns pour les lire.
Par
mimétisme, je cessai peu à peu de parler de tout, me débarrassant
progressivement de mes habitudes sociales. Je comprenais progressivement
comment fonctionnait ce couple atypique. J’en ai su assez sur elles pour
remplir le dos d’une carte postale. En écrivant gros. Laura devait avoir
quelque chose comme vingt-cinq ans, elle avait fait de brillantes études
d’histoire. Puis elle était partie.
D’où ? Pour aller où ? Pourquoi ? Elle a détourné les yeux, se
désintéressant du sujet. Apparemment, ça n’avait pour elle aucune espèce
d’importance. Elle se plongeait souvent dans d’intenses rêveries, le menton
appuyé sur ses mains, sortant parfois pour de longues promenades. J’en savais aussi
peu sur Victoire. Elle portait sur elle le visage d’une femme dont l’existence
lente et douce, ponctuée par des rides de tristesses, avait façonné le contour.
Elle devait certainement vivre de sa retraite ; de temps en temps, elle
s’éclipsait pendant quelques heures et revenait avec de grands sacs de
provisions qui remplissaient notre réfrigérateur de tout ce dont nous avions besoin.
Depuis mon arrivée, nous nous succédions dans cette tâche, tantôt elle, tantôt
moi, de quoi vivre pour trois.
Peu
après mon arrivée, Laura est revenue à la résidence plus agitée que
d’ordinaire. Elle a enfilé une robe noire et s’est maquillée devant le miroir
piqué de la salle de bain. Intriguée, je l’ai observée mettre du fard, du noir
sur les cils, un trait bleu sur les paupières, un contour net autour des
lèvres, un pincement de bouche autour d’un mouchoir. Victoire s’est alors
levée, et d’un regard, m’a invitée à la suivre. Nous sommes descendues et nous
sommes installées sur l’un des bancs bordant la promenade. Par la fenêtre de
l’appartement, on ne distinguait rien. Plusieurs personnes sont entrées par la
porte du bâtiment, d’autres sont ressorties, pour la plupart des résidents que
j’avais déjà croisés, et un homme grand, brun, un vacancier du genre de ceux
qui louent des voiliers à la semaine pour emmener leur famille voguer sur le
lac. J’ai eu beau interroger Victoire, mes questions restèrent sans réponse,
elles finirent même par la déranger, elle se leva et s’éloigna en direction du
plan d’eau. Je la suivis, en silence cette fois. Nous avons observé les
familles, les voiles blanches et les marinières. Il y avait toujours ce petit
vent frais, très léger. Il faisait frissonner à intervalle régulier, on
finissait par le sentir arriver par salves, à le redouter. Puis le soleil s’est
mis à décliner, nous sommes rentrées. Laura remettait de l’ordre dans
l’appartement, défroissait ses cheveux et les draps, tandis que Victoire
reprenait sa lecture là où elle l’avait laissée. Une fois de plus, il ne
m’était pas permis de les interroger, il en était ainsi tous les trois ou
quatre jours. Je m’y habituais, apprenant le mutisme, plus comme une forme de
liberté laissée à l’autre que comme une prison où l’on m’aurait privée de
parole.
Je
me souviens d’un jour, il pleuvait à l’extérieur, les vacanciers avaient
déserté les abords du lac, laissant le paysage vide de gens et de couleurs
humaines. A travers les gouttes crépitant sur la vitre, le gris du lac se
confondait avec le gris du ciel. Laura s’était installée sur la moquette beige
de l’appartement, la tête appuyée contre la baie vitrée, les bras passés autour
de ses jambes. Un rond de buée rythmait son souffle. J’ai compté le nombre de
ses battements de cils et je les ai comparés aux ronds de buée en une équation
plus ou moins fiable. Un battement de cil, deux ronds de buée. Je me suis
demandée si elle était triste. Tout dans cette scène me rappelait la tristesse,
ou la lassitude des longs jours dégoulinants à tourner en rond. Et puis je me
suis souvenue d’une conversation lointaine, dans une ancienne vie, dans
laquelle quelqu’un me disait qu’il aimait la pluie. Que les jours gris lui
rappelaient la chaleur d’un lit ou d’un bon thé chaud. Ainsi, je me suis rendue
compte que Laura assise ainsi n’était pas triste. Je me suis accroupie à côté
d’elle, le visage tourné vers le sien, mon front presque collé à la vitre. J’ai
émis un souffle, les lèvres formant un o
net, et mon rond de buée a recouvert le sien. Elle a tourné les yeux vers moi,
et j’ai vu de petites dents blanches entre ses lèvres entrouvertes. Je ne sais
plus ce qui s’est passé ensuite, je suis certainement retournée lire sur le
canapé, mais je me souviens parfaitement de la blancheur des dents et des ronds
de buée.
Un matin, Laura a
sorti de dessus une armoire une valise noire puis a rassemblé ses affaires.
Sans un mot, Victoire s’est levée à son tour pour l’imiter. Je commençais à
comprendre et à adhérer à ce langage muet. J’ai donc moi aussi fait mes
bagages, et pris l’initiative d’appeler un taxi. Toutes les affaires de Laura
tenaient dans la valise noire, celle de Victoire était plus petite, en toile
fleurie. Je fus moi-même surprise de la légèreté de ma propre malle. J’avais
laissé beaucoup de choses de mon ancienne vie avant de venir dans cette
résidence de location. En la quittant, j’avais choisi d’en emporter encore
moins. Nous laissions dans l’appartement tous les vestiges de notre quotidien,
en n’emportant que l’essentiel. En bas, le taxi nous attendait. Plus loin, je
vis qu’une autre famille quittait la résidence voisine. Une jeune femme à
lunettes noires papillonnait autour d’une belle voiture tandis que son mari
chargeait les dernières valises. Je reconnus l’homme qui franchissait souvent
l’entrée de notre bâtiment lorsque nous nous installions sur le banc de la
promenade, Victoire et moi. Il ne nous jeta pas un regard. Nous nous apprêtions
à partir lorsqu’un éclair rapide de lumière, réfléchi par des lunettes de
soleil, attira mon attention. Mais la femme avait déjà détourné les yeux.
Le
taxi nous a déposées devant un petit hôtel du centre ville, nous nous y sommes
installées. Victoire et moi réglions alternativement les notes d’hôtel. Puis,
au bout de deux semaines, ou peut-être trois, Laura a de nouveau sorti la
valise, et nous l’avons suivie dans un appartement meublé, tous frais payés. Nous descendions alors dans un petit troquet,
Victoire commandait un café au lait et moi un thé avec des feuilles de menthe. Sur
la table, il restait toujours quelques miettes, et une trace marron sur la soucoupe
mal lavée de ma tasse. Plusieurs appartements se sont succédés ainsi.
Je
remarquais que Victoire achetait souvent des magazines de tricot et de couture.
Chaque semaine, elle se rendait dans un kiosque pour choisir une nouvelle revue
et se plongeait dans une lecture minutieuse. Puis elle les abandonnait sur le tas
des anciens numéros et n’y touchait plus. Je ne l’avais jamais vue ni tricoter
ni coudre. Le tas atteignait souvent cinq ou six numéros avant que nous ne
déménagions de nouveau, les laissant derrière nous.
De chaque appartement où nous logions, je me
souviens vaguement de la disposition des meubles. Quand nous arrivions dans un
nouveau lieu, il me fallait quelques jours pour prendre mes repères, me
familiariser avec tout. Je n’attachais pas d’importance à l’esthétique, ni au
confort du mobilier, mais il me fallait tout de même m’habituer, comme
lorsqu’une personne mémorise les lieux pour ne pas se cogner dans les meubles
s’il lui prend l’envie de se lever la nuit pour aller aux toilettes. Dans un
des appartements meublés où nous sommes passées, il y avait une salle de bain
avec une vieille baignoire émaillée, comme celles d’avant, un peu écaillée au
niveau des pieds. En grattant un peu, on pouvait apercevoir la rouille. Je me
souviens d’y avoir passé un temps fou, jusqu’à avoir la peau fripée, une peau
bosselée et blanche. Me plonger dedans me donnait l’impression d’arrêter le
temps, le clapotis et la chaleur de l’eau m’endormaient, et mon corps,
particulièrement mon ventre et mes cuisses, flottaient entre deux eaux si je ne
les forçais pas à couler au fond. Parfois j’immergeais ma tête complètement, et
alors, le monde n’existait plus.
Du
peu que j’en savais, Laura avait dû terminer le cursus normal des études
universitaires. Je l’avais vue une fois attacher son regard à un groupe
d’étudiants bruyants passant sous nos fenêtres. Je m’étais demandée si elle
regrettait cette période de sa vie. Je me demandais quelle étudiante elle avait
dû être. Puis, certainement, le temps d’entrer dans le monde était arrivé, le
temps du travail, du mariage, de la famille et des congés payés. A la frontière
de ce nouveau cap, elle avait hésité puis s’était enfoncée dans cette existence
du non-lieu. Il en était de même pour Victoire, il me semble. Elle m’avait fait
penser à ces personnes devenues grands-parents et qui refusaient le surnom
habituel, Mamie, pour lui substituer
leur propre prénom, refusant par ce déni qu’on les poussât de force vers la
vieillesse tranquille des retraités pépères.
Ces deux femmes avaient créé autour d’elles une
parenthèse hors du temps. Parfois résonnait dans l’appartement le piano d’un
Chopin, craché par un vieux poste sauvé de chaque déménagement par Laura. Une
musique qui n’avait rien de triste, rien de gai.
Une
fois, j’ai suivi Laura du regard. Je l’ai vu enfiler une robe et des
chaussures, poser sur son nez des lunettes noires. Elle se préparait à sortir,
comme à son habitude. Je ne savais pas où elle allait. Elle n’a rien dit, a
refermé doucement la porte derrière elle. J’ai attendu un peu, accoudée à la
fenêtre. Ses cheveux blonds ont émergé sur le trottoir en contrebas, elle a
traversé la rue, tendant un bras blanc vers une voiture pour la ralentir. Il
n’y avait pas de passage clouté dans cette rue, il fallait aller au carrefour,
qui était beaucoup plus loin. Une fois de l’autre côté, elle a continué son
chemin, longeant l’immeuble d’en face, contournant les poubelles, évitant les
passants. Elle marchait sans se presser, d’un pas ferme et léger, une cadence
de promenade, mais avec toutefois une démarche déterminée, comme pour se rendre
à un endroit qu’elle connaissait déjà. Quand Laura a tourné le coin de la rue
et que je l’ai perdue de vue, j’ai continué à la suivre en pensées. Je me mis à
compter les secondes, puis les minutes. Elle arrivait certainement au feu
rouge. Elle dépassait le kiosque, puis la grande boulangerie. Puis je l’ai
perdue au niveau du parc, car je ne savais pas quelle direction elle pourrait
prendre.
Plusieurs fois, à l’occasion de ces rêveries,
je l’avais suivie ainsi.
Et
puis un soir, Laura n’est pas revenue. Nous étions presque couchées quand deux
hommes ont frappé à notre porte. Ils ont demandé Victoire, juste Victoire, qui
était en robe de chambre et le chignon défait. Je les ai accompagnés.
Apparemment, ils avaient trouvé son nom et l’adresse dans le portefeuille de
Laura. Nous sommes d’abord allés dans un bureau, j’ai répondu à toutes les questions,
en ayant beaucoup de difficultés à remplir les espaces vides. J’ai opté pour colocataires et j’ai signé pour nous
deux. Le stylo bille que m’avait tendu l’homme derrière son bureau ne marchait
pas très bien, il a accroché deux ou trois fois le papier avant de cracher son
encre. Ensuite, on nous a laissées dans une pièce bleu-vert, éclairée par des
néons et du carrelage blanc. D’abord, j’ai vu le corps de Laura. L’inox devait
vraiment être très froid. C’est ce que j’ai pensé. Puis je me suis approchée et
j’ai observé du coin de l’œil le visage de Victoire qui se tenait droite,
raide.
Aux enterrements, la présence d’un public nous
oblige à exprimer notre chagrin. Il faut s’émouvoir et afficher une souffrance
nécessaire au bon déroulement de la cérémonie. Ici, il n’y avait personne. Ni
familles, ni amis, ni larmes. Juste Victoire et son visage impassible. Qui
avait-elle donc perdu ?
Victoire a tendu la main vers une mèche blonde
de Laura, légèrement rouge, collée au coin des lèvres, comme si un coup de vent
l’avait coincée là. La mèche dégagée, la main de Victoire est retombée, puis
elle est partie, sans se retourner. Je ne l’ai pas suivie.
Cette
histoire me paraît aujourd’hui irréelle. Elles étaient comme des héroïnes de
film noir, dont je ne serais qu’un personnage secondaire, qui ne comprenait pas
tout. Sur fond de musique blues. Je m’interroge sur ce qui m’a poussée à vivre
avec ces deux femmes, jusqu’à les suivre au gré de leurs pérégrinations pendant
près d’un an. Je ne les avais jamais vues rire ou pleurer. Elles me
fascinaient. Si on m’interrogeait sur ce qu’elles furent, ce qu’elles aimaient,
n’aimaient pas, je ne saurais pourtant rien répondre.
Après tout, je ne fus rien de plus que ce
qu’elles furent, une passagère.
Mauricette Voisin
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