Interrompre la journée par une pause-café ... voilà une habitude à laquelle personne ne saurait renoncer... C'est encore plus agréable et plus pratique si l'on dispose d'un petit terrier douillé celui du LAPIN BLANC.

Nouvelles, un poèmes, un extraits de livres, créations personnelles ou Bric & Brac, petits trucs qu'on peut trouver un peu partout sur le Oueb ou entendre dans la vie de tous les jours.

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Avec le LAPIN BLANC laissez vous bercer et voyagez le temps d'un clique à travers les délires les plus farfelus mon cerveau rêveur.

Je vous souhaite une agréable lecture.

La passagère






Si je vous raconte cette histoire aujourd’hui, si je m’efforce de rassembler tous mes souvenirs pour tenter de les retranscrire le plus fidèlement possible, c’est pour me prouver que tout cela a bien existé, que cette histoire, justement, n’en est pas une.

Je me souviens du dos de Victoire, qui se tenait debout, droite, ses cheveux blancs lâchés comme je ne les avais jamais vus auparavant. Ils devaient être lisses à l’origine, mais son éternel chignon avait laissé son empreinte ondulée sur la chevelure devenue clairsemée et blanche au fil des ans. Elle se tenait debout, droite, raide, devant la table mortuaire. Les jambes nues de Laura qui gisaient ainsi me rappelaient notre première rencontre.

Les jambes nues de Laura se balançaient alors sur le rebord du balcon où elle se tenait assise. La blancheur lumineuse de sa chair avait attiré mon attention. La saison était bien entamée, et les résidents ne sortaient plus qu’en manches longues, ou en polos pour les plus téméraires. Au bord du lac, les canotiers avaient succédé aux baigneurs, les petits voiliers et les barques louées avaient remplacé les parasols des vacanciers. L’eau était devenue fraîche, il m’était apparu étrange qu’on puisse encore porter un maillot de bain.
La jeune femme était assise le regard vers l’horizon, le visage en partie dissimulé sous un immense chapeau blanc, de ceux qui ont un si large rebord qu’ils ressemblent à des ombrelles. Sur le balcon, une vieille femme en noir, assise dans un fauteuil, une revue dans les mains, contemplait sa compagne. Son austérité me fit penser à celle d’une douairière espagnole.
Une bourrasque venue du lac avait secoué le paysage et s’était propagée jusque dans les arbres, faisant bruisser la forêt bordant la résidence. Au passage, elle se heurta aux bâtiments blancs, fit claquer des persiennes et s’envoler le grand chapeau blanc. La jeune femme, dont les longs cheveux blonds avaient été à peine ébouriffés, suivit des yeux le lent tourbillon de son chapeau qui planait gracieusement comme une raie blanche avant de venir se poser non loin de moi sur la promenade. Puis, son regard délaissant cet objet à présent inerte, se reporta  vers l’horizon, comme s’il ne l’avait jamais quitté. Je ramassai le chapeau, et comptant les étages, je sonnai à l’appartement. C’est elle qui m’ouvrit, un léger sourire sur les lèvres, elle reprit sans un mot son chapeau et retourna se poster sur le balcon, laissant la porte ouverte comme une invitation à entrer. Je pouvais voir le dos de la douairière, elle ne s’était même pas retournée. C’est ainsi que je me suis installée.

            Je compris vite que les paroles étaient superflues une fois entrée dans l’étrange univers formé par ces deux femmes. Mes bavardages et mes questions bégayantes, qui exprimaient la gêne courtoise d’entrer ainsi chez des inconnues finirent par retomber d’eux-mêmes. Quelques mots et quelques sourires aimables, presque indifférents, répondaient invariablement à mes interrogations polies. J’avais parlé du soleil et du vent frais, de la résidence, de la raison de ma venue, j’avais tenté quelques plaisanteries usées, elles avaient hoché la tête, haussé les épaules, puis Victoire s’était replongée dans sa lecture, Laura avait enfilé un peignoir et des pantoufles marqués aux insignes de la résidence. Le soir, alors que mon éducation me conseillait de prendre congé, Laura mit la table, pour trois. Après un repas silencieux, Victoire installa sur le canapé un couchage de fortune, une couverture et un oreiller. Le lendemain, elles m’aidaient tout naturellement à déménager les affaires de ma chambre à l’appartement. Laura avait feuilleté mes livres, en avait pris quelques uns pour les lire.

            Par mimétisme, je cessai peu à peu de parler de tout, me débarrassant progressivement de mes habitudes sociales. Je comprenais progressivement comment fonctionnait ce couple atypique. J’en ai su assez sur elles pour remplir le dos d’une carte postale. En écrivant gros. Laura devait avoir quelque chose comme vingt-cinq ans, elle avait fait de brillantes études d’histoire. Puis elle était partie. D’où ? Pour aller où ? Pourquoi ? Elle a détourné les yeux, se désintéressant du sujet. Apparemment, ça n’avait pour elle aucune espèce d’importance. Elle se plongeait souvent dans d’intenses rêveries, le menton appuyé sur ses mains, sortant parfois pour de longues promenades. J’en savais aussi peu sur Victoire. Elle portait sur elle le visage d’une femme dont l’existence lente et douce, ponctuée par des rides de tristesses, avait façonné le contour. Elle devait certainement vivre de sa retraite ; de temps en temps, elle s’éclipsait pendant quelques heures et revenait avec de grands sacs de provisions qui remplissaient notre réfrigérateur de tout ce dont nous avions besoin. Depuis mon arrivée, nous nous succédions dans cette tâche, tantôt elle, tantôt moi, de quoi vivre pour trois.

            Peu après mon arrivée, Laura est revenue à la résidence plus agitée que d’ordinaire. Elle a enfilé une robe noire et s’est maquillée devant le miroir piqué de la salle de bain. Intriguée, je l’ai observée mettre du fard, du noir sur les cils, un trait bleu sur les paupières, un contour net autour des lèvres, un pincement de bouche autour d’un mouchoir. Victoire s’est alors levée, et d’un regard, m’a invitée à la suivre. Nous sommes descendues et nous sommes installées sur l’un des bancs bordant la promenade. Par la fenêtre de l’appartement, on ne distinguait rien. Plusieurs personnes sont entrées par la porte du bâtiment, d’autres sont ressorties, pour la plupart des résidents que j’avais déjà croisés, et un homme grand, brun, un vacancier du genre de ceux qui louent des voiliers à la semaine pour emmener leur famille voguer sur le lac. J’ai eu beau interroger Victoire, mes questions restèrent sans réponse, elles finirent même par la déranger, elle se leva et s’éloigna en direction du plan d’eau. Je la suivis, en silence cette fois. Nous avons observé les familles, les voiles blanches et les marinières. Il y avait toujours ce petit vent frais, très léger. Il faisait frissonner à intervalle régulier, on finissait par le sentir arriver par salves, à le redouter. Puis le soleil s’est mis à décliner, nous sommes rentrées. Laura remettait de l’ordre dans l’appartement, défroissait ses cheveux et les draps, tandis que Victoire reprenait sa lecture là où elle l’avait laissée. Une fois de plus, il ne m’était pas permis de les interroger, il en était ainsi tous les trois ou quatre jours. Je m’y habituais, apprenant le mutisme, plus comme une forme de liberté laissée à l’autre que comme une prison où l’on m’aurait privée de parole.

            Je me souviens d’un jour, il pleuvait à l’extérieur, les vacanciers avaient déserté les abords du lac, laissant le paysage vide de gens et de couleurs humaines. A travers les gouttes crépitant sur la vitre, le gris du lac se confondait avec le gris du ciel. Laura s’était installée sur la moquette beige de l’appartement, la tête appuyée contre la baie vitrée, les bras passés autour de ses jambes. Un rond de buée rythmait son souffle. J’ai compté le nombre de ses battements de cils et je les ai comparés aux ronds de buée en une équation plus ou moins fiable. Un battement de cil, deux ronds de buée. Je me suis demandée si elle était triste. Tout dans cette scène me rappelait la tristesse, ou la lassitude des longs jours dégoulinants à tourner en rond. Et puis je me suis souvenue d’une conversation lointaine, dans une ancienne vie, dans laquelle quelqu’un me disait qu’il aimait la pluie. Que les jours gris lui rappelaient la chaleur d’un lit ou d’un bon thé chaud. Ainsi, je me suis rendue compte que Laura assise ainsi n’était pas triste. Je me suis accroupie à côté d’elle, le visage tourné vers le sien, mon front presque collé à la vitre. J’ai émis un souffle, les lèvres formant un o net, et mon rond de buée a recouvert le sien. Elle a tourné les yeux vers moi, et j’ai vu de petites dents blanches entre ses lèvres entrouvertes. Je ne sais plus ce qui s’est passé ensuite, je suis certainement retournée lire sur le canapé, mais je me souviens parfaitement de la blancheur des dents et des ronds de buée.

Un matin, Laura a sorti de dessus une armoire une valise noire puis a rassemblé ses affaires. Sans un mot, Victoire s’est levée à son tour pour l’imiter. Je commençais à comprendre et à adhérer à ce langage muet. J’ai donc moi aussi fait mes bagages, et pris l’initiative d’appeler un taxi. Toutes les affaires de Laura tenaient dans la valise noire, celle de Victoire était plus petite, en toile fleurie. Je fus moi-même surprise de la légèreté de ma propre malle. J’avais laissé beaucoup de choses de mon ancienne vie avant de venir dans cette résidence de location. En la quittant, j’avais choisi d’en emporter encore moins. Nous laissions dans l’appartement tous les vestiges de notre quotidien, en n’emportant que l’essentiel. En bas, le taxi nous attendait. Plus loin, je vis qu’une autre famille quittait la résidence voisine. Une jeune femme à lunettes noires papillonnait autour d’une belle voiture tandis que son mari chargeait les dernières valises. Je reconnus l’homme qui franchissait souvent l’entrée de notre bâtiment lorsque nous nous installions sur le banc de la promenade, Victoire et moi. Il ne nous jeta pas un regard. Nous nous apprêtions à partir lorsqu’un éclair rapide de lumière, réfléchi par des lunettes de soleil, attira mon attention. Mais la femme avait déjà détourné les yeux.

            Le taxi nous a déposées devant un petit hôtel du centre ville, nous nous y sommes installées. Victoire et moi réglions alternativement les notes d’hôtel. Puis, au bout de deux semaines, ou peut-être trois, Laura a de nouveau sorti la valise, et nous l’avons suivie dans un appartement meublé, tous frais payés. Nous descendions alors dans un petit troquet, Victoire commandait un café au lait et moi un thé avec des feuilles de menthe. Sur la table, il restait toujours quelques miettes, et une trace marron sur la soucoupe mal lavée de ma tasse. Plusieurs appartements se sont succédés ainsi.
 Je remarquais que Victoire achetait souvent des magazines de tricot et de couture. Chaque semaine, elle se rendait dans un kiosque pour choisir une nouvelle revue et se plongeait dans une lecture minutieuse. Puis elle les abandonnait sur le tas des anciens numéros et n’y touchait plus. Je ne l’avais jamais vue ni tricoter ni coudre. Le tas atteignait souvent cinq ou six numéros avant que nous ne déménagions de nouveau, les laissant derrière nous.

De chaque appartement où nous logions, je me souviens vaguement de la disposition des meubles. Quand nous arrivions dans un nouveau lieu, il me fallait quelques jours pour prendre mes repères, me familiariser avec tout. Je n’attachais pas d’importance à l’esthétique, ni au confort du mobilier, mais il me fallait tout de même m’habituer, comme lorsqu’une personne mémorise les lieux pour ne pas se cogner dans les meubles s’il lui prend l’envie de se lever la nuit pour aller aux toilettes. Dans un des appartements meublés où nous sommes passées, il y avait une salle de bain avec une vieille baignoire émaillée, comme celles d’avant, un peu écaillée au niveau des pieds. En grattant un peu, on pouvait apercevoir la rouille. Je me souviens d’y avoir passé un temps fou, jusqu’à avoir la peau fripée, une peau bosselée et blanche. Me plonger dedans me donnait l’impression d’arrêter le temps, le clapotis et la chaleur de l’eau m’endormaient, et mon corps, particulièrement mon ventre et mes cuisses, flottaient entre deux eaux si je ne les forçais pas à couler au fond. Parfois j’immergeais ma tête complètement, et alors, le monde n’existait plus.

            Du peu que j’en savais, Laura avait dû terminer le cursus normal des études universitaires. Je l’avais vue une fois attacher son regard à un groupe d’étudiants bruyants passant sous nos fenêtres. Je m’étais demandée si elle regrettait cette période de sa vie. Je me demandais quelle étudiante elle avait dû être. Puis, certainement, le temps d’entrer dans le monde était arrivé, le temps du travail, du mariage, de la famille et des congés payés. A la frontière de ce nouveau cap, elle avait hésité puis s’était enfoncée dans cette existence du non-lieu. Il en était de même pour Victoire, il me semble. Elle m’avait fait penser à ces personnes devenues grands-parents et qui refusaient le surnom habituel, Mamie, pour lui substituer leur propre prénom, refusant par ce déni qu’on les poussât de force vers la vieillesse tranquille des retraités pépères.
Ces deux femmes avaient créé autour d’elles une parenthèse hors du temps. Parfois résonnait dans l’appartement le piano d’un Chopin, craché par un vieux poste sauvé de chaque déménagement par Laura. Une musique qui n’avait rien de triste, rien de gai.
            Une fois, j’ai suivi Laura du regard. Je l’ai vu enfiler une robe et des chaussures, poser sur son nez des lunettes noires. Elle se préparait à sortir, comme à son habitude. Je ne savais pas où elle allait. Elle n’a rien dit, a refermé doucement la porte derrière elle. J’ai attendu un peu, accoudée à la fenêtre. Ses cheveux blonds ont émergé sur le trottoir en contrebas, elle a traversé la rue, tendant un bras blanc vers une voiture pour la ralentir. Il n’y avait pas de passage clouté dans cette rue, il fallait aller au carrefour, qui était beaucoup plus loin. Une fois de l’autre côté, elle a continué son chemin, longeant l’immeuble d’en face, contournant les poubelles, évitant les passants. Elle marchait sans se presser, d’un pas ferme et léger, une cadence de promenade, mais avec toutefois une démarche déterminée, comme pour se rendre à un endroit qu’elle connaissait déjà. Quand Laura a tourné le coin de la rue et que je l’ai perdue de vue, j’ai continué à la suivre en pensées. Je me mis à compter les secondes, puis les minutes. Elle arrivait certainement au feu rouge. Elle dépassait le kiosque, puis la grande boulangerie. Puis je l’ai perdue au niveau du parc, car je ne savais pas quelle direction elle pourrait prendre.
Plusieurs fois, à l’occasion de ces rêveries, je l’avais suivie ainsi.

            Et puis un soir, Laura n’est pas revenue. Nous étions presque couchées quand deux hommes ont frappé à notre porte. Ils ont demandé Victoire, juste Victoire, qui était en robe de chambre et le chignon défait. Je les ai accompagnés. Apparemment, ils avaient trouvé son nom et l’adresse dans le portefeuille de Laura. Nous sommes d’abord allés dans un bureau, j’ai répondu à toutes les questions, en ayant beaucoup de difficultés à remplir les espaces vides. J’ai opté pour colocataires et j’ai signé pour nous deux. Le stylo bille que m’avait tendu l’homme derrière son bureau ne marchait pas très bien, il a accroché deux ou trois fois le papier avant de cracher son encre. Ensuite, on nous a laissées dans une pièce bleu-vert, éclairée par des néons et du carrelage blanc. D’abord, j’ai vu le corps de Laura. L’inox devait vraiment être très froid. C’est ce que j’ai pensé. Puis je me suis approchée et j’ai observé du coin de l’œil le visage de Victoire qui se tenait droite, raide.
Aux enterrements, la présence d’un public nous oblige à exprimer notre chagrin. Il faut s’émouvoir et afficher une souffrance nécessaire au bon déroulement de la cérémonie. Ici, il n’y avait personne. Ni familles, ni amis, ni larmes. Juste Victoire et son visage impassible. Qui avait-elle donc perdu ?
Victoire a tendu la main vers une mèche blonde de Laura, légèrement rouge, collée au coin des lèvres, comme si un coup de vent l’avait coincée là. La mèche dégagée, la main de Victoire est retombée, puis elle est partie, sans se retourner. Je ne l’ai pas suivie.

            Cette histoire me paraît aujourd’hui irréelle. Elles étaient comme des héroïnes de film noir, dont je ne serais qu’un personnage secondaire, qui ne comprenait pas tout. Sur fond de musique blues. Je m’interroge sur ce qui m’a poussée à vivre avec ces deux femmes, jusqu’à les suivre au gré de leurs pérégrinations pendant près d’un an. Je ne les avais jamais vues rire ou pleurer. Elles me fascinaient. Si on m’interrogeait sur ce qu’elles furent, ce qu’elles aimaient, n’aimaient pas, je ne saurais pourtant rien répondre.

Après tout, je ne fus rien de plus que ce qu’elles furent, une passagère.


                                                                                                                                   Mauricette Voisin

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